Extrait
Elle se déroula lentement, réticente à montrer ses couleurs, s’enroulant d’un coup sec dès que l’un d’entre nous flanchait. La région entière demeura sous tension jusqu’à ce que nous ayons posé nos quatre chopes sur ses quatre coins et permis à la rivière de dévaler sous nos yeux les montagnes qui se dressaient à deux cent cinquante kilomètres au nord. La main de Lewis prit un crayon et traça une croix profonde en un lieu où le vert commençait à saigner par endroits sous l’effet de l’altitude, puis partit au fil du courant vers le sud-ouest à travers les forêts imprimées. J’observais la main plutôt que le site car elle semblait exercer une emprise sur le terrain et, lorsqu’elle s’immobilisa pour laisser la voix de Lewis expliquer quelque chose, ce fut comme si tous les torrents avaient partout cessé de couler, figés en plein cours dans l’attente de la fin du topo. Le crayon se retourna, tête à l’envers, et son côté gomme délimita une zone virtuelle qui devait faire environ quatre-vingts kilomètres dans sa plus grande longueur et à travers laquelle la rivière crochetait son cours heurté.
– Lorsqu’ils feront leur prochain relevé topographique, dit Lewis, toute cette zone sera bleue. Les travaux ont déjà commencé au barrage d’Aintry, et dès qu’ils seront finis, au printemps prochain, la rivière remplira ça très vite. Toute cette vallée se retrouvera sous l’eau. Mais pour le moment, c’est sauvage. Je veux dire, vraiment sauvage. On se croirait en Alaska. Ce serait franchement dommage de ne pas aller voir ça avant que les promoteurs mettent la main dessus et nous en fassent un de leurs paradis à eux.
Je me penchai en avant et me plongeai dans la forme invisible qu’il avait tracée en m’efforçant d’identifier les changements à venir, de visualiser le nouveau lac que créerait, du jour au lendemain, la montée de ces eaux retenues, avec ses parcelles de premier choix, ses marinas et ses canettes de bière, et en m’efforçant aussi de voir cette région telle que Lewis disait qu’elle était encore, vierge et libre. Je pris une longue respiration ; mon corps, notamment mon dos et mes bras, était prêt pour ce genre de chose. Je jetai un regard circulaire dans le bar, puis reposai les yeux sur la carte à l’endroit exact où nous gagnerions la rivière. Un peu plus loin vers le sud-ouest, le papier blanchissait.
– Ça veut dire que c’est plus haut par là ? demandai-je.
– Oui, dit Lewis en me jetant un regard fugace pour s’assurer que je voyais qu’il se montrait tolérant.
Ah, ah, il va tirer quelque chose de l’affaire, me dis-je. Une leçon. Une morale. Un principe de vie. Un chemin.
– La rivière doit se faufiler par une gorge, j’imagine, poursuivit-il cependant. Mais on peut franchir cette zone en un jour, facile. Et le cours devrait être bon, surtout à cet endroit.
J’ignorais au juste ce que bon voulait dire en matière de cours d’eau, mais ce cours d’eau, là, devait certainement satisfaire à une série de critères très précis pour qu’il parût tel à Lewis. Il avait une manière bien à lui d’aborder les choses; et c’était surtout pour cela qu’il aimait les faire. Il aimait particulièrement choisir une forme de sport extrêmement spécialisé et ardu – en général, un sport qu’il pouvait pratiquer seul – puis en élaborer une approche personnelle qu’il puisse ensuite exposer en détail. J’avais vécu ça avec lui pour la pêche à la mouche, le tir à l’arc, l’haltérophilie et la spéléologie, sports pour lesquels il avait chaque fois développé une mystique intégrale. Cette fois, c’était le canoë. Je me laissai aller contre le dossier de ma chaise et revins au présent. –Ce texte fait référence à l’édition Broché.
Présentation de l’éditeur
James Dickey (1923-1997) a été pilote de chasse pendant la Seconde Guerre mondiale et la guerre de Corée avant de devenir écrivain. En 1965, il obtient le National Book Award en poésie. Cinq ans plus tard, il publie Délivrance, qui obtiendra le Prix Médicis étranger et sera adapté au cinéma par John Boorman.
Avant que la rivière reliant la petite ville d’Oree à celle d’Aintry ne disparaisse sous un immense lac artificiel, quatre trentenaires décident de s’offrir une virée en canoë pour tromper l’ennui de leur vie citadine. Gagnés par l’enthousiasme du charismatique Lewis et bien que peu expérimentés, Bobby, Ed et Drew se laissent emporter au gré du courant et des rapides, au coeur des paysages somptueux de Géorgie. Mais la nature sauvage est un cadre où la bestialité des hommes se réveille. Une mauvaise rencontre et l’expédition se transforme en cauchemar. Les quatre amis comprennent vite qu’ils ont pénétré dans un monde où les lois n’ont pas cours. Dès lors, une seule règle demeure : survivre.
Best-seller de renommée internationale. Délivrance est de ces découvertes littéraires brutales et inoubliables. À bord d’un canoë, happé par la voix d’Ed, le lecteur poursuit cette aventure dont nul ne sortira indemne.
Une tension à vous vriller les boyaux…
THE WASHINGTON POST
Biographie de l’auteur
James Dickey (1923-1997) a été pilote de chasse pendant la Seconde Guerre mondiale et la guerre de Corée avant de devenir écrivain. En 1965, il obtient le National Book Award en poésie. Cinq ans plus tard, il publie Délivrance, qui obtiendra le Prix Médicis étranger et sera adapté au cinéma par John Boorman.
Editeur : Editions Gallmeister (20 juillet 2017)
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