Extrait
Nous allons au garde-manger en passant par la cuisine noire. Une fumée de longtemps colle à la voûte comme une résine sombre et graisseuse. Il y a là une odeur de charcuterie et de pain encore chaud. Une vapeur aigre flotte au-dessus des baquets où l’on entasse les déchets alimentaires, pour les cochons. Aux endroits où l’on passe et repasse tout le temps, le sol en terre battue est brillant, comme si on l’avait astiqué.
Dans le garde-manger, grand-mère prend dans un pot du saindoux solidifié qu’elle étale dans un fait-tout, puis elle plonge une cuiller dans la confiture de pommes et retire une couche de moisissure blanchâtre qu’elle jette sur les déchets. Les étiquettes, qu’elle a collées sur les pots avec une mixture de farine, de lait et de salive, portent le mot Malada. La malada de grand-mère est marron foncé, son goût est doux-amer.
Elle place quelques oeufs dans ma jupe que je tiens relevée. Dans le courant d’air, des flocons de suie se détachent des murs du fumoir et se déposent sur les miches de pain rangées debout sur une étagère en bois. Près de l’entrée, en dessous de l’orifice du four, il y a un petit tas de cendres balayées.
Grand-mère travaille à la cuisine. Les mets qu’elle prépare ont la saveur de la cuisine noire, de cette grotte sombre, mal éclairée, que nous traversons plusieurs fois par jour. Tout ce qui se mange prend, me semble-t-il, l’odeur et la couleur du fumoir. Le lard et la farine de sarrasin, le saindoux et la confiture, même les oeufs sentent la terre, la fumée et l’air saturé d’aigreur.
Quand grand-mère fait la cuisine, elle attribue à chaque mets une propriété. Ses plats possèdent une force cachée, ils ont le pouvoir de relier l’ici-bas à l’au-delà, de guérir les plaies visibles et invisibles, et ils peuvent rendre malade.
Je bois du café de malt au biberon qu’elle cache pour moi sur l’étagère inférieure du buffet de la cuisine. Tu as beau être trop grande pour le biberon, dit-elle, je te le préparerai aussi longtemps que tu le demanderas. Pour qu’on ne me voie pas, je m’allonge sur la banquette de la cuisine et je tète le café tout juste passé. Bien trop grande, répète grand-mère. Si on vient, tu poses tout de suite le biberon par terre.
D’après grand-mère, ma mère ne sait pas s’y prendre pour la cuisine. Elle n’a pas l’idée de comment on cuisine, et ce que les bonnes soeurs lui ont appris à l’école ne convient pas pour chez nous. Elle ne sait pas non plus qu’il y a des plats pour les morts et d’autres pour les vivants, qu’avec des mets spécialement confectionnés on peut guérir ou perdre les gens, toutes ces choses que ma mère ne veut pas croire.
Moi, je crois grand-mère sur parole et je tourne avec ferveur la manivelle quand elle torréfie l’avoine pour le café. Je l’écoute me parler de tous ces gens pour lesquels elle faisait la cuisine à la maison, jadis, du temps où il y avait encore des valets et des servantes et plein d’enfants. Elle dit aussi qu’elle volait de la nourriture pour elle et les autres, qu’elle guettait la moindre épluchure de patate, tout ce qui semblait comestible, jadis, du temps où elle lavait les casseroles, oui, une chance, dit-elle, qu’on l’ait eu mise là, aux cuisines, au camp, je sais.
Présentation de l’éditeur
C’est un monde magique, enchanteur, de vertes vallées qui serpentent entre les hautes montagnes et les chalets, le bourdonnement des abeilles, les odeurs de bois coupé, le frémissement de l’été… À la frontière entre l’Autriche et la Slovénie, dans les montagnes de Carinthie, une petite fille grandit, cernée par un silence étouffant, au sein d’une nature idyllique.
L’harmonie n’est qu’une façade : la forêt pousse sur des tombes, chaque cour garde le souvenir d’un drame, les fantômes rôdent. La Deuxième Guerre mondiale est terminée depuis longtemps, mais pour la minorité slovène elle est encore omniprésente. Harcelés, déportés dans les camps nazis, les Slovènes ont dû se cacher, fuir ou rejoindre la résistance dans les montagnes. Peu à peu, les souvenirs affluent et laissent entrevoir une réalité terrible. La famille tout entière est engluée dans les réminiscences du passé : la grand-mère a connu les camps, le père, entré dans la résistance à douze ans, est suicidaire…
Superbement écrit, ce roman doux-amer dévoile un épisode méconnu de l’histoire autrichienne. C’est aussi l’histoire d’une émancipation – la jeune fille comble peu à peu les silences qui l’entourent et découvre l’écriture – et le magnifique portrait d’un père blessé à jamais.
«Une histoire déchirante…» Peter Handke
«Impressionnant et émouvant.» Die Zeit
Maja Haderlap est née en 1961 à Eisenkappel, en Autriche. Écrivain, poète, dramaturge, elle écrit en allemand et en slovène. Elle vit à Klagenfurt, capitale de la Carinthie. L’Ange de l’oubli, son premier roman, a été récompensé par plusieurs prix littéraires, dont le très prestigieux prix Ingeborg-Bachmann.
Editeur : Editions Métailié (27 août 2015)