Extrait
Wintering
D’un blanc douteux, elle veut ces serviettes d’un blanc organique. Tordues et nouées, écrasées sous le battant de la porte, elles demeurent tissées de ce coton qui, quelques heures plus tôt, essuyait le corps de Nicholas à la sortie du bain. Le bébé s’époumonait lorsqu’elle le frottait du tissu neige. Y pensait-elle dans la salle de bains ? Oui, elle y pensait, se disait qu’elle mettrait de côté la serviette mouillée pour cette nuit. Elle se demandait si une serviette suffirait pour isoler la chambre. L’enfant avait cessé de pleurer, s’était assoupi, elle l’avait couché. Elle n’a pas dormi depuis un mois. Elle n’a pas fermé l’oeil depuis quatre semaines et trois jours. Ses cornées rougies témoignent de l’insomnie. Elle n’ose le dire à personne, elle a peur de la secousse : les électrochocs, galets glaçants enserrant ses tempes. Cet été-là, il y a dix ans, elle ne trouvait pas non plus le sommeil, elle s’était plainte, n’aurait pas dû l’avouer, ne pouvait s’imaginer, elle n’était qu’une fille de vingt ans, insomniaque. Sa mère l’avait conduite à l’hôpital du Massachusetts, sans un mot. Une nuit, pour les chocs, avait suffi. Les semaines avaient suivi, les hôpitaux aussi, les chambres aux meubles de plastique, le Dr Beuscher, les sourires humides de sa mère. «Rabenmutter», se murmure-t-elle, comme dans ce conte de Grimm qu’elle a traduit. La mère d’Hänsel et Gretel vend ses enfants au plus offrant. Rabenmutter, une maman corneille qui dévore ses petits. En sortant de l’hôpital, sa mère lui avait murmuré dans la voiture «j’ai fait ça par tendresse pour toi, chérie…» La tendresse, elle la vomit. «C’est ce qui fait la femme», lui a dit le Dr Horder hier, à la fin de la séance. Alors elle n’est pas une femme, elle ne sait pas donner la tendresse, à peine en recevoir. La bonté, la douceur, elle essaie de ne pas les perdre, mais la tendresse et ses relents de Valium, ses enfants n’y ont jamais goûté. C’est sûr, elle n’est pas une femme. Cette phrase lui plaît, elle la psalmodie, «je ne suis pas une femme, pas une mère…» Le vers suivant ne vient pas.
Elle étale le sparadrap sur la serviette, ruban noir qui bâillonne la porte. Encore quelques millimètres et plus un souffle ne filtrera. Elle sue dans sa robe de chambre, un reste de fièvre. L’angine acide dévore son cou. Elle se relève, ne jette pas un oeil au corps en équerre de Frieda ni au berceau de Nicholas, ouvre la fenêtre, l’air froid s’engouffre, elle remonte le peignoir sur sa gorge, c’est idiot, que veut-elle protéger maintenant que sa décision est prise ? Elle se penche, Londres vit encore, des ombres marchent pliées contre le vent. Elle essaie de discerner les oreilles des girafes dépassant des grilles du zoo au bout de la rue, n’y parvient pas. Elle ne veut pas toucher les petits, il faut pourtant qu’elle les abrite sous de nouvelles couvertures. Wintering, avait-elle écrit en octobre dernier, passer l’hiver, comme une lutte féconde avec le froid. Elle s’était inventée contre le sourire blanc de la neige. Elle la voulait possible, cette glaciation de la peur. Le blanc est en train de la dominer, d’envahir son espace, d’isoler les pièces les unes des autres. Elle n’est pas de ces femmes d’hiver, elle le croyait autrefois, Ted aussi la voulait patiente abeille qui jouit dans le faire. Passer l’hiver dans une nuit sans fenêtre, elle n’a pas su. Les mois de glace se succèdent, elle ne peut plus attendre. (…)
Revue de presse
Un voyage littéraire, profondément humain, au c ur d’une âme torturée. –Le Figaro
Biographie de l’auteur
Oriane Jeancourt Galignani est Franco-Allemande. Critique littéraire, elle travaille depuis plusieurs années pour le magazine Transfuge dont elle est devenue la rédactrice en chef littérature en 2011. Elle a par le passé publié différents articles dans Philosophie Magazine et d’autres pages littéraires.
- Éditeur : Albin Michel (30 janvier 2013)
- 5,0 sur 5 étoiles 1 évaluation
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